Entretien avec Raphael Thuin, Responsable des activités Capital Markets chez Tikehau Capital
Les marchés actions ont affiché une résistance relative qui surprend

Boursier.com : Géographiquement, quels marchés actions privilégiez-vous pour la suite de l'année 2022 ?
Compte tenu des circonstances géopolitiques, d'un retour durable de l'inflation, et des risques de trou d'air qui menacent nos économies, notre vue sur les marchés reste globalement très prudente, quelles que soient les zones géographiques. De nombreuses entreprises subissent de plein fouet cette hausse des prix généralisée : d'une part le risque que leurs clients réduisent la voilure est grand, ce qui menacerait leur volume d'affaires ; d'autre part, leurs marges sont compressées en raison de la hausse des coûts, en particulier sur le segment des matières premières. Par ailleurs, le retour de l'inflation et l'accélération du rythme de resserrement monétaire de la part des banques centrales a entrainé une remontée spectaculaire des niveaux des taux d'intérêt. Ce phénomène devrait avoir un effet baissier sur les niveaux de valorisation. Nous faisons donc face à deux tendances négatives concomitantes, à la fois sur les niveaux de profits espérés des entreprises, mais également sur les multiples de valorisation. Aucune géographie ne peut se prévaloir d'être immunisée face à ces tendances qui sont aujourd'hui mondiales. Nous restons donc prudents sur l'ensemble des marchés. Il est à noter néanmoins que si, comme nous le pensons, les taux d'intérêt étaient amenés à continuer leur remontée, les marchés à niveaux de valorisation élevés, et ceux exposés aux secteurs dits de " croissance " plus sensibles aux taux d'intérêts, seraient d'avantage impactés. Le marché américain dans ces conditions, qui est plus cher et plus investi sur des grandes valeurs technologiques, nous semble plus particulièrement exposé.
Boursier.com : Les rotations sectorielles sont de plus en plus vives. Qu'anticipez-vous en la matière pour la suite de l'année ?
Nous identifions trois types de rotation qui semblent animer les marchés. La première est liée au covid. Son impact est incertain, et le marché semble indécis sur le positionnement à adopter. Parmi les entreprises qui ont bénéficié du Covid, certaines telles que Zoom ou Netflix souffrent dans un marché qui les a vues afficher des performances très négatives. D'un autre côté, les valeurs liées à la thématique de réouverture, telles celles des secteurs du voyage ou du loisir, sont également en difficulté depuis plusieurs mois. Ainsi sur ce plan, la tendance à la réouverture des économies qui se confronte à la reprise de l'épidémie dans certaines régions et à des reconfinements, brouillent les cartes. Une seconde rotation liée au conflit ukrainien. Elle se traduit notamment par la montée des prix des matières premières qui a conduit le secteur de l'énergie à afficher des performances remarquables, ainsi que par l'écart de performance qui s'est creusé entre les actions américaines, plus résilientes dans le contexte actuel, et les actions européennes largement dans le rouge. Enfin, une troisième rotation liée au risque de stagflation. Cette thématique est centrale et constituera probablement un marqueur incontournable de l'allocation d'actifs sur le reste de l'année. La remontée des taux et le risque de trou d'air économique amènent les investisseurs à, par exemple, privilégier les valeurs davantage " value " plutôt que " croissance ", ou à laisser de côté les secteurs plus cycliques. La nervosité est particulièrement palpable sur le marché obligataire, plus sensible à la remontée des taux, avec des performances sur le début d'année particulièrement négatives. Il est probable que cette rotation ne fasse que commencer, tant l'inflation semble pouvoir perdurer et les conséquences du conflit ukrainien sont incertaines.
Boursier.com : Quels sont vos secteurs et valeurs favoris à ce jour ?
Les différentes rotations ont favorisé le phénomène de dispersion, ou d'écart de performance et de valorisation entre segments et valeurs. Malgré des niveaux de valorisation en moyenne globalement élevés, de grandes dislocations de marché offrent des opportunités en termes de sélection d'actifs.
Nous abordons donc ce marché avec prudence et sélectivité. Et ce, en cherchant des émetteurs capables d'être résilients dans un scénario de décélération économique prononcée, couplée à un maintien de l'inflation à des niveaux élevés. Dans un environnement où le risque de stagflation est grand, privilégier le segment des entreprises de grande qualité à prix raisonnable, qui nous paraissent plus à-même de résister à un scénario stagflationniste. Nous privilégions aujourd'hui plusieurs segments répondant à ce cahier des charges : dans le secteur des biens de consommation de base, moins cyclique et plus linéaire en termes de trajectoire opérationnelle, certaines valeurs qui présentent du " pricing power ", des marges confortables et des bases d'actifs faibles, restent disponibles à des niveaux de valorisation raisonnable. Par ailleurs, dans certains sous-segments technologiques tels que le cloud ou la publicité en ligne, des valeurs à très forte croissance et qui bénéficient de tendances porteuses de long terme, sont aujourd'hui très décotées et présentent un point d'entrée qui nous semble attractif. Ce retour de la dispersion, que nous pouvons dater de l'apparition du Covid en 2020, est une opportunité pour l'investisseur. A la différence de ce que nous avons connu dans les années 2010, le marché devrait être porté dans les années à venir par la sélection (de valeur) d'avantage que l'allocation (de risque).
4/ Tous les tours de vis monétaires à venir, de la Fed et BCE, sont-ils aujourd'hui intégrés dans le Marché selon vous ?
La situation des banques centrales est aujourd'hui très périlleuse : après s'être fait surprendre l'année dernière par le rythme de l'inflation, et son caractère durable, elles sont aujourd'hui dans une situation où elles doivent accélérer à un moment où les économies ralentissent. Le risque d'erreur de politique monétaire est donc grand, et le chemin qui permettrait à la fois de ralentir la hausse des prix - priorité absolue des banques centrales - sans provoquer de coup d'arrêt économique, est pour le moins étroit. Face à ce risque, les marchés manifestent une complaisance étonnante. Les valorisations ont certes diminué, mais dans une mesure limitée. Les segments les plus sensibles au taux d'intérêt (obligataire, segments dits de croissance, hauts multiples) ont en effet sous-performé, mais sans commune mesure avec les années de surperformance dont elles ont bénéficié. Enfin, les taux d'intérêt se réajustent à la hausse rapidement et de manière désordonnée, mais il est difficile de prédire le niveau terminal de cette tendance. Au final, les banques centrales, et les marchés avec elles, se sont laissé surprendre : l'heure est aujourd'hui au réajustement, et ce processus pourrait ne pas être arrivé à son terme.
Boursier.com : Les taux réels toujours négatifs ainsi que les importantes liquidités sur les marchés demeurent-ils des soutiens forts aux actions, malgré le contexte sombre ?
Les taux réels (taux nominaux corrigés de l'inflation) se sont maintenus cette année à des niveaux dépréciés. Ce phénomène a jusqu'à présent incité les investisseurs à se détourner des actifs dits " nominaux " tel que l'obligataire au profit des actifs " réels " comme les actions. Cette tendance s'est matérialisée par des flux résilients dans les fonds actions, là où les fonds obligataires subissaient des sorties massives. L'inquiétude grandit néanmoins, comme en témoigne les corrections de marché récentes. Les marchés actions ont affiché une résistance relative qui surprend, et les pressions vendeuses s'accentuent. Par ailleurs, les taux réels ont eu tendance à remonter récemment, ce qui contribuent à la détérioration du sentiment autour du marché action. Cette variable reste donc à surveiller, dans une logique d'allocation d'actifs.
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